PISCINE
MUNICIPALE 2009
Les piscines de Pauline Martinet et Zoé Texereau échappent au regard de l’usager. Elles voudraient même échapper à tout regard en tendant vers cette limite extrême où l’attention sinon l’intention qui préside à tout regard se sont oubliées dans les choses pour en offrir la présence obstinée, autonome et pourtant fragile. Une limite extrême, car - et c’est là l’intérêt de ce travail – cette présence à soi des choses ne peut être qu’une chimère : Pauline Martinet et Zoé Texereau découvrent l’impossibilité d’une objectivité privée de sujet, la soulignent d’une heureuse manière en cherchant à s’y confronter.
Benjamin Delmotte, in LE DESSIN PARTAGÉ
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LE DESSIN PARTAGÉ
Les piscines de Pauline Martinet et Zoé Texereau échappent au regard de l’usager. Elles voudraient même échapper à tout regard en tendant vers cette limite extrême où l’attention sinon l’intention qui préside à tout regard se sont oubliées dans les choses pour en offrir la présence obstinée, autonome et pourtant fragile. Une limite extrême, car - et c’est là l’intérêt de ce travail – cette présence à soi des choses ne peut être qu’une chimère : Pauline Martinet et Zoé Texereau découvrent l’impossibilité d’une objectivité privée de sujet, la soulignent d’une heureuse manière en cherchant à s’y confronter.
L’absence du « sujet » est doublement revendiquée : la piscine n’est plus qu’un décor vide, dont l’ustensilité a disparu en même temps que le bruit des enfants qui s’ébrouent habituellement dans l’eau, l’agitation rythmée des férus de natation qui multiplient les longueurs, ou la présence lasse et débonnaire du maître-nageur. Plus personne donc dans ces piscines ; juste une impression de silence, de suspens ; presque rien, sinon ce « point de vue » intriguant sur une chaise vide, des plots, des douches, un vestiaire…
Mais qui se cache derrière ce point de vue ? Pauline Martinet et Zoé Texereau, dans leur manière même de travailler, voudraient pouvoir répondre : personne. Le dessin à deux, elles le disent elles-mêmes, leur permet d’échapper à l’individualité, à l’intentionnalité de l’une ou de l’autre. C’est leur réponse au désir de nombreux dessinateurs : oublier tout ce que l’on sait, oublier toutes ses intentions, toutes les significations qu’on projette ordinairement sur les choses, souvent sans s’en rendre compte, s’oublier soi-même, pour laisser advenir le dessin. Pauline Martinet et Zoé Texereau rêvent d’un dessin sans dessein, un disegno qui serait un tracé sans projet subjectif.
Leur travail porte donc atteinte à l’ambivalence même du disegno : comment le dessin pourrait-il échapper au projet, au dessein ? Au-delà du dessin à quatre mains, Pauline Martinet et Zoé Texereau s’emploient d’une double manière à faire oublier leurs intentions : en s’adonnant d’une part à une raideur géométrique ou mécanique dans la ligne claire ; et d’autre part en trouvant une profondeur vaporeuse, presque rêveuse, dans le travail des surfaces et des contrastes. Autrement dit, dans le cas des contours, la perte du dessein dans le dessin se joue (voire se surjoue) dans l’application géométrique du trait ; dans le cas des surfaces et des volumes, cette perte trouve davantage sa raison dans l’énormité de la tâche de « remplissage » : le grand format et le temps de travail finissent par déconnecter la main de l’esprit. Peut-on pour autant voir dans ce travail le fruit d’un regard totalement dépossédé ? Sans doute nous faut-il répondre par la négative, mais en précisant la chose suivante : il n’y a pas là un échec de la démarche - ou plutôt, il faudrait dire que l’échec et l’impossibilité d’accéder à la présence pure des choses font l’intérêt de l’oeuvre. Car l’échec, si échec il y a bien, ne signifie rien moins que la présence du sens, envers et contre tout.
En d’autres termes, l’absence de dessein, d’intention, de volonté de signification dans le dessin vaut comme révélation de la possibilité du sens. C’est aussi bien dire que l’absence des hommes dans le dessin ne signifie pas l’inhumanité du dessin. Il nous semble en effet que ces piscines de Pauline Martinet et Zoé Texereau ne constituent pas un énième travail de plus sur le vide et l’absence : c’est un travail sans complaisance qui, loin de s’abîmer dans un vide factice, montre au contraire à quel point le regard a horreur du vide. Que voyons-nous en effet ? Une présence énigmatique des choses qui a valeur de révélation : cet espace sans hommes, quasi dénué de point de vue, est encore un espace qui intéresse l’homme et concerne le regard. Ces piscines, en effet, ne peuvent pas ne pas accrocher le regard. Nous découvrons un monde étrange, fondamentalement ambigu, d’une stabilité à la fois affirmée et défaite. Le réel y semble à la fois incroyablement net et vaporeux : les choses ont gardé un contour, une netteté parfois même tranchante, mais ce monde donne pourtant l’impression de s’effilocher ou de flotter dans un suspens paradoxal : car il a du poids, une texture, il donne une impression de matière, mais il ne repose sur rien. En témoigne remarquablement ce dessin de l’échelle : sa matière est presque palpable et elle semble fixée, solidement fixée même, mais fixée sur rien.
Les piscines de Pauline Martinet et Zoé Texereau donnent au blanc du papier la profondeur brumeuse d’un néant décidément surprenant : il efface le monde, l’annihile, et le soutient en même temps. Le regard humain ne peut donc être totalement absent : il est concerné et pressent l’énigme du sens jusque dans ses visions où les choses prétendent affirmer d’elles-mêmes leur présence : là se tient la révélation du travail des deux jeunes artistes : chassez le sujet, il revient toujours au galop ; mais, encore fallait-il, et faut-il toujours, tenter de le chasser pour mieux l’apercevoir - et en saisir l’étrange présence.
Benjamin Delmotte